Conférence de Michel Serres sur son dernier livre, le Mal propre (*); ici, un résumé brutal.
« Les tigres pissent aux quatre coins de leur niche, les chiens et les lions aussi »; entendez que le monde animal salit les frontières de son habitat pour borner celui-ci, repousser les concurrents, en un mot s’approprier leur territoire. La langue française se trouve là où on l’attend : est propre, au sens de la propriété, ce dont on a sali le contour. Aussi le jeune pensionnaire qui, premier à sa tablée, crache dans la salade pour se l’approprier. L’homme pisse au pied de son arbre, au coin de son champ et ne fait, prenant propriété de son coin de terre, qu’imiter les autres races sur la planète. Ceci donc, à la fois, fonde le droit de propriété, au moins la propriété de son habitat puisque la pratique est universelle et, d’autre part, établit le lien entre « salir » et « avoir »; d’où, revenant dans le champ de l’actualité, la question de l’intention de la pollution; non plus la pollution envisagée dans sa mesure, dans ses conséquences, dans la réparation de celles-ci mais dans sa source : pourquoi l’homme pollue-t-il ? Sous-entendu : la pollution n’est-elle pas la version moderne de l’archaïque bornage du territoire par les besoins naturels ?
Il me semble quant à moi qu’il y a une toute autre façon d’envisager les rapports à la propriété; certes le jeune garçon qui crache dans la salade pour que personne d’autre que lui n’y touche, salit bel et bien le plat; mais aux yeux des autres seulement qui, par un naturel réflexe d’hygiène, ne veulent plus y toucher. Pour lui-même en revanche, il en va tout autrement. La salade n’est plus propre que pour lui-même puisqu’il s’agit de sa propre salive, laquelle ne saurait être sale à ses yeux. La salade lui est propre, sous-entendu, à lui seulement. On ne peut donc pas dire dans l’absolu que la salade est « salie ». De même, le paysan antique qui pisse au coin de son champ, ne fait pas seulement que le salir; la « terre est basse » disait ma grand-mère se tenant les reins dans son jardin; la terre est lourde, grasse; la terre demande pour donner son fruit, du sang et des larmes. C’est dire que le paysan ne verse pas seulement son urine dans le sein de la terre; il verse aussi sa sueur et tous les liquides de son corps, ainsi que l’argot le prétend pour parler de l’effort au travail : j’en bave, ça me fait suer et même : j’en chie. Voici donc mêlées à la terre, non plus seulement le crachat du collégien, mais toutes les productions naturelles de l’homme; auxquelles il faut ajouter les cadavres des ancêtres qui pourrissent dans le sous-sol. Et la propriété que le paysan réclame ne touche pas seulement le territoire; cette propriété ne porte pas sur un espace métrique abstrait, mais sur cette terre et non une autre; cette terre où il a pleuré, sué et uriné. Cette terre où, il faut bien lâcher le mot, le paysan a mis son travail pour transformer la terre. La terre n’est plus la terre, elle est le produit d’une union avec le paysan et le paysan l’a ensemencée pour qu’elle lui donne un fruit.
Pisser, cracher sont ainsi, chacun dans leur contexte, la prérogative de l’époux qui ensemence son épouse en contrepartie de la fidélité qu’ils se sont l’un à l’autre jurée; faisant ainsi des souffrances de l’accouchement et du labeur du paysan un seul et même travail. De la propriété comme un contrat de mariage.
Sans doute la pollution a commencé aux premiers temps de l’agriculture. Les ancêtres, une fois enterrés, devenaient, nous dit Michel Serres, les divinités protectrices du logis, telles les Pénates. Peut-être un paysan a-t-il voulu en ces temps lointains, rendre cette protection plus efficace, plus « rentable », et a-t-il enterré les corps plus près, trop près, de la zone d’ensemencement, peut-être même au milieu du champ. Les cadavres ont alors infesté les sources, gâté les récoltes et rendu impropre à la consommation le fruit du travail du paysan. De même aujourd’hui les engrais qui ruinent la terre; les machines trop lourdes qui tassent les sous-sols et provoquent le ravinement, les champs trop grands dont on a supprimé les séparations, fossés et haies, qui ralentissaient les flux et permettaient à l’eau de pénétrer la terre. Toutes choses qui, finalement, éloignent l’homme et la terre l’un de l’autre; non qu’il faille revenir à la charrue tirée par des boeufs; tout est dans le « trop »; trop d’exigences, trop de contraintes; la terre est mise en esclavage : l’époux maltraite son épouse et la cloître dans sa seule utilité. Pour obtenir plus, par la force, pour obtenir mieux. Aussi l’intention de la pollution n’est-elle pas appropriation mais compétition; comme les sportifs qui polluent leur corps de trop de produits pour emporter la coupe ou la médaille.
Michel Serres conclut sa conférence en prônant le « bien commun », qu’il oppose au « mal propre », ce dernier étant l’évocation des salissures et pollutions commises par l’homme dans ses tentatives d’appropriation; le bien commun étant des territoires retirés de la convoitise humaine; des territoires mis ainsi hors de portée des salissures et des pollutions; par exemple, l’Antarctique, les passages du Nord-ouest et du Nord-est,.. Qui donc cependant instaurera ce bien commun ? Les gouvernements du monde ? Les puissances et les nations ? Qui pliera les pouvoirs temporels à mettre hors de leurs propres appétits des territoires entiers, fussent-ils recouverts de glaces d’ailleurs pas éternelles ?
« Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel. » (**) Aucun enchaînement mécanique ne nous mène aujourd’hui hors du cercle de la pollution sous toutes ses formes; tout cela est de l’ordre du « dur », du « hard » comme dirait Michel Serres; seul le « doux », le spirituel nous conduira hors des engrenages de la pollution. Et ce chemin, si dérisoire semble-t-il, est sans doute en dedans de nous.
(*) Le Mal propre, Michel Serres, 2008 (**) la Pesanteur et la grâce, Simone Weil